Tour d'horizon en Bresse
Folkloristes, collecteurs et musiciens
La Bresse ne fait l’objet de recherches qu’à
de rares exceptions. Pourtant, sa situation
géographique d’une part et son fort enclavement
fait d’elle une aire aux marqueurs
identitaires forts en même temps qu’ouverte
aux influences multiples. Ainsi, les productions
culturelles immatérielles du monde
paysan, notamment le répertoire vocal et
instrumental ainsi que ses contextes d’énonciation
(rites, fêtes…), constituent un objet
d’intérêt riche et méconnu, souvent menacé,
mais qui continua d’évoluer après le déclin
du monde rural, avec les évolutions du
monde industriel et sous l’influence de plus
en plus forte des grands centres urbains.
En Bresse, comme dans la plupart des
régions, cet attrait prît forme par l’intermédiaire
des représentations folkloriques mais
aussi, de façon plus anonyme parfois, avec
le collectage de chants et d’airs instrumentaux.
Parmi eux, quelques figures pionnières
dont Philibert Le Duc, Paul Carru, Charles
Guillon (1) , Eugène Dubois, Julien Tiersot (2)
et, plus particulièrement encore, Prosper
Convert qui fut sans doute celui qui se
consacra le plus à la recherche, au souci de
mémoire et à la diffusion du patrimoine
bressan avec le soutien du syndicat d’initiative,
notamment, pour la réalisation du
premier spectacle folklorique : Les Ébaudes
Bressanes (3) .
Si les transcriptions des airs et des chants
répandus en Bresse et réunis à l’intérieur
de différents ouvrages constituent un témoignage
précieux, nul doute que ces dernières
ont été parfois remaniées : recomposition à
partir de plusieurs versions d’une même
chanson, ajout ou suppression de couplets,
normalisation de la rime, réappropriation du
texte…
Pour autant, le passage de l’oral à l’écrit est
un mouvement de bascule fondamental dans
la transmission du patrimoine immatériel,
sans quoi, peut-être, les mouvements folkloristes
et revivalistes n’auraient pas pu
oeuvrer. Il constitue, d’autre part, un élément
certain de stabilisation du répertoire que
transmettent, après sélection, les divers
groupes folkloriques qui s’inscrivent dans la
mouvance de la troupe de Prosper Convert
(15 à 20 groupes folkloriques aujourd’hui
répertoriés). On compte ainsi environ 15
chansons et airs stabilisés par ces groupes,
répertoire certes peu renouvelé et donc, de
fait, identitaire : La Liaudainnea, La San
Martin, Belle Rose, Le Bûcheron de Bresse,
Virginie les larmes aux yeux, La via, Lou
Paijon valon ben lou monsu, La bergère et
le chasseur, La vouga de Viriat, Blondes ou
brunes… quelques branles carrés, quelques
branles à six, un chibreli en particulier,
quelques scottishs et polkas.
Une rapide analyse de ce répertoire nous
permet de mesurer l’importance du rôle de
Prosper Convert : il semble que les airs
sélectionnés aient été directement empruntés
à son ouvrage.
Faisant suite à ce premier mouvement de
collectage et de transcriptions des répertoires
de tradition orale, dynamisé par l’enquête
Fortoul et ordonné par Napoléon III
en 1852, l’enregistrement marque plus tard
une évolution considérable dans le recueil
de la mémoire de l’autre. Les années 1970 –
1980 en sont alors marquées : c’est le temps
du revival. L’Université Rurale Bressane
devient la plaque tournante du réseau. Elle
sollicite érudits et passionnés pour fixer les
mémoires ; elle appelle à l’idéalisme post
soixante huitarde pour qui les valeurs du
passé se révèlent plus stables que le contexte
social à l’intérieur duquel ils évoluent :
« Pour nous, jeunes urbains enfants de 68, il
y avait aussi le mythe d’un bonheur alternatif
dans des campagnes épargnées et innocentes
du progrès ! On en est vite revenu !
Mais d’une certaine manière, on a tout de
même trouvé notre Graal(4)… . ».
En cela, le travail de collectage de Sylvestre
Ducaroy, notamment joint par Agnès Billot-
Ducaroy ou encore Éric Montbel, Patrice
Martinot…, est référencé sous le titre
« Fonds Ducaroy et fonds des musiciens
routiniers» au Centre des Musiques Traditionnelles
Rhône-Alpes. Il fait l’objet d’une
soixantaine de Cds à l’intérieur desquels se
succèdent chants en français et en francoprovençal,
airs instrumentaux (accordéons,
violons, clarinettes, tambours et vielles) et
nombreux témoignages ; le tout parfois
même in-situ (exemple de la tournée des
conscrits) et donc à la limite du paysage
sonore. L’analyse du répertoire révèle, elle
aussi et comme nous l’évoquions, une dominance
nettement marquée des airs et des
chants issus des Ébaudes Bressanes.
Néanmoins, certaines sont beaucoup plus
rares et la pluralité des versions d’une même
chanson rend parfaitement compte de leur
mobilité. Les témoignages, quant à eux,
concernent les récits individuels d’une part,
les autres interrogent les pratiques musicales
et les moments importants de la vie sociale
: la Saint Martin, le déroulement des
conscrits, les Falyeux (feu de veillée du premier
dimanche de Carême) mais aussi le
répertoire de bal, l’intégration de nouveaux
instruments (tels que l’accordéon au détriment
de la vielle par exemple), ou encore
l’évocation des guerres…
La répartition du collectage peut être
délimitée à quatre zones principales : une
première concernant le canton de Montrevel-
en-Bresse (Jayat, Saint-Didier-d’Aussiat
et Montrevel-en-Bresse), une seconde correspond
au nord de Saint-Trivier-de-Courtes
(Curciat-Dongalon et Saint-Nizier-le-Bouchoux),
une troisième recouvre une partie
du Revermont (Pirajoux, Salavre, Marboz,
Bény et Trefforf), et, une dernière proche de
Mâcon recouvre Feillens, Pont-de-Veyle et
Saint-Julien-sur-Veyle.
L’intérêt de ce collectage se situe à différents
niveaux. D’abord, il permet la fixation
d’interprétations particulières et rend
compte, de fait, des qualités interprétatives
peut-être propres à la Bresse (inflexions
vocales, modes de jeu particuliers, etc)
qu’une analyse synoptique viendrait ou non
confirmer. Il constitue, ensuite, la base
même d’un travail de recherches susceptible
de susciter ces dernières (analyses comparatives,
analyses des marqueurs identitaires
propres : rythmes, tournures mélodiques…).
En troisième lieu, il permet le renouvellement
du répertoire ou, plus simplement, son
élargissement et offre une source particulièrement
intéressante aux musiciens actuels.
Il est regrettable que ce répertoire n’ait pas
suscité plus d’enthousiasme auprès des
groupes de musiques actuelles. La faible
accessibilité des sources et leur faible diffusion
en sont peut-être la cause. Surtout,
l’association presque exclusive des
musiques en Bresse aux seuls groupes folkloriques
réduit fortement les ouvertures possibles
et nuit à une adhésion plus massive du
« grand public ». Enfin, si la Grange Rouge(5)
oeuvre dans ce domaine avec beaucoup de
dynamisme (stage avec Patrick Bouffard(6)
autour des musiques en Bresse, veillées
autour des danses bressanes, interventions
en milieu scolaire…) sa situation (La Chapellet-
Naude) limite considérablement son
rayonnement.
Quelques groupes tendent cependant à redynamiser
ce répertoire. La revue de Bresse,
quand bien même proclame-t-elle : « Nous
ne sommes pas de preux chevaliers, défenseurs
d'une culture en voie de disparition...
Nous ne sommes pas non plus des citadins
nostalgiques, en quête de leurs "racines"... »,
reprend une part du répertoire répandu en
Bresse et en Bugey. La mère Folle concentre
quant à elle son répertoire sur celui de Saint-
Germain-du Bois tandis que Vouv’ tia
Vénou s’inspire des ouvrages de Charles
Guillon, de Prosper Convert… et, nouvellement,
d’airs et de chansons extraits du
Fonds Ducaroy. Les degrés de réappropriation
du répertoire varient certes considérablement
d’un groupe à l’autre. Certains restent
fidèles à une formation instrumentale de
type traditionnelle incluant vielle, musette et
accordéon ; d’autres ouvrent leur champ
d’exploration en associant des instruments
traditionnels à des sonorités plus actuelles
telles que la guitare, la guitare basse électrique
et quelques effets.
Si la Bresse jouit d’un léger regain d’intérêt,
notons-le, son répertoire reste quasiment
méconnu par les groupes issus du champ
des musiques actuelles et oeuvrant à l’extérieur
du territoire.
En somme, le fonds offre au public des
moyens nouveaux pour l’appréhension du
répertoire, il multiplie les possibilités d’exploitation
et/ou d’exploration de ce dernier.
Associé à un travail d’analyse, de diffusion
et d’édition, il est peut-être une des clefs de
voûte tant attendue et nécessaire au
(re)dynamisme musical en Bresse.
Sihem Benyahia
[Suite du Focus sur l'Ain->http://www.cmtra.org/spip.php?article3656]
1- GUILLON (Charles) : Archéologue mais aussi
collectionneur, Charles Guillon est le fondateur du
Musée d'Ethnographie qui porte son nom. Il a
recueilli environ 300 chansons dans la Bresse et
le Bugey réunis à l’intérieur d’un ouvrage édité par
Robert Ferraris (d’après l’édition Monier et Cie)
2- TIERSOT (Julien) : (1857-1956) : Bibliothécaire au Conservatoire de
Paris, ses recherches portent sur la chanson populaire et l'histoire de la
musique. Ayant collecté en Dauphiné et dans les Alpes, Van Gennep
évoque un manuscrit de 300 chansons recueillies en Bresse.
3- Pièce musicothéâtrale à l’intérieur de laquelle Prosper Convert, aidé
de Paul Carru, Edmond Chapoy ou encore Julien Tiersot entendaient
faire revivre les moeurs et coutumes telles qu’au début du 19ème.
3- Entretien avec Sylvestre Ducaroy, CMTRA, Lettre d’information n°56,
automne 2005.
4- La Grange rouge : http://www.lagrangerouge.fr/
5- CMTRA, Lettre d’information n°67, automne 2007 : La Bresse à
l’honneur, transmission à la Grange Rouge :
http://www.cmtra.org/spip.php?article2791
6- Pour plus de renseignements, http://www.cmtra.org/
7- Pour plus de renseignements, http://www.cmtra.org/