Rendez-vous était pris, en ce beau
dimanche matin de février, dans une
MJC du bord de Saône, avec les élèves
de la Compagnie Beline qui étudient
assidûment le chant traditionnel
depuis plusieurs années auprès d’Evelyne
Girardon. Catherine venait partager
des bribes de souvenirs auprès
d’un groupe de cinquante passionnés,
donner des clefs de compréhension et
instaurer un rapport sensible avec « les
sources », ces témoignages sonores,
emplis de mystères, de beauté et
d’adresse, de quelques grands "cantaors"
du chant populaire francophone.
Dégageant une méthodologie simple
basée sur l’écoute et la répétition, sur
l’imprégnation et l’analyse des
archives sonores, elle nous a mis en
contact avec le terrain pour nous familiariser
avec ses plus merveilleux
chanteurs.
Comment comprendre les mécanismes
fondamentaux de la « mentalité
orale » et de ses productions culturelles,
comment saisir les règles implicites
de cette musique, ses spécificités,
ses respirations, ses logiques propres ?
Peu démonstratif et contenu, tendu,
ce chant donne souvent l’impression
d’une profonde simplicité et d’une
ascèse de moyens. Une écoute attentive
permet pourtant d’identifier une
multitude d’éléments narratifs, rythmiques,
mélodiques et ornementaux
dont joue très librement chaque chanteur
et qui témoignent d’un mode
d’expression à la fois spécifique (d’un
territoire, d’un milieu social) et résolument
personnel, jamais systématisé.
Chant de plein air : chant en vol
libre….
« Parmi les chanteurs, il y a ceux qui
ne chantent que lorsqu'il y a un silence
parfait, mais il y a aussi ceux dont le
plaisir est de fendre les conversations.
Cette chanteuse vendéenne, Alice Brochet
que vous allez entendre, fait partie
du deuxième groupe ».
Catherine lance l’enregistrement.
" Le plaisir d'être à table, c'est d'y rester
longtemps.
Et oh oh oh, oh oh, oh oh oh
Qu'on m'apporte sur la table, du vin
rouge et du blanc
Et oh oh oh, oh oh, oh oh oh
Du vin rouge et du blanc, que je boive
à mon aise en m'y divertissant
Et oh oh oh, oh oh, oh oh oh .... "
C'est un chant très long, très lent, droit
et suspendu qui laisse planer longtemps
sur nous une voyelle ronde et
sonore. Cette chanson se chantait dans
les noces au moment où l'on apportait
le premier plat. Le “oh oh oh” est lancé
par le meneur qui s'amuse à le faire
durer le plus longtemps possible, les
autres convives viennent s’y greffer
et jouer de cette hasardeuse et cacophonique
polyphonie.
Ce chant vous met à l'épreuve de votre
souffle, c'est un jeu avec tous les éléments,
l’important étant de bien se lancer
sur l'attaque, comme d’un plongeoir
de piscine municipale.
On apprend que cette chanteuse de
banquet a appris à chanter dans les
champs avec son père ...
Ce chant à gorge déployée est fait à coup sûr, pour
des espaces où le son ne se heurte pas
à des murs.
Flux et reflux du phrasé de Pierre
Burgaud
Ecoutez, nous dit Catherine après
l’écoute d’un chant joliment gaillard
de Pierre Burgaud, comment ce chanteur
prend plaisir à dérouler ses mots,
à faire défiler l'histoire. Ça raconte,
donc ça avance. Et pour cela, il élabore
un jeu subtil et technique sur les
enchaînements, les coupes qu'il
impose à ses couplets. Ecoutez l'aisance
de ce chanteur à user des
contrastes sur les dynamiques à donner
à son chant, à travers un jeu rythmique
sur les tenues de notes droites et
les ornements. Ces enjambements, ces
étirements, ces précipitations participent
de l'expression du chant propre à
l'art du chanteur traditionnel, un art
du récit où viennent s’imbriquer
d’autres éléments: pose de voix, ornementation,
tempérament et variations
mélodiques.
Like a Rolling (polished) Stone
La tradition orale agit comme un filtre,
nous dit-elle. Si la chanson a été composée
sous la plume d’un professionnel,
local ou parisien, elle gagne en
intensité au fil des années et au gré des
« passeurs » qui la font vivre. Traversée
par les corps des chanteurs, modelée,
travaillée par leurs bouches, mise
à l’épreuve des mémoires individuelles
et collectives, elle se déleste de
tout ce qui est inutile. Les affectations,
les petits « effets » littéraires, les tournures
pompeuses tombent, les éléments
narratifs se déplacent, pour ne
plus laisser qu’un concentré d’intensité,
trouvant sa force expressive dans
un forme minimale, aux effets choisis
et ciblés. Elle s’allège, se redéploie et
se densifie. Comme un caillou poli par
l’eau dans le creux d’une rivière.
Péroline Barbet
"Dire" une chanson, par Catherine Perrier
Tout d’abord pour moi la chanson
traditionnelle ne se limite pas à un
Répertoire.
D’une part, le terme évoque un
domaine clos, ce qui est absolument
contraire à la forme évolutive de la tradition
orale, même si ce répertoire tend
à se réduire, ou plutôt à ne plus s’accroître,
encore que La Montagne de
Jean Ferrat soit un exemple relativement
récent d’une chanson populaire
adoptée et transformée par les chanteurs
ruraux. Quant aux compositions
actuelles, seul le temps nous dira si
certaines réussissent à franchir le cap
des mémoires multiples : on ne
fabrique pas une chanson folklorique.
D’autre part, les spécificités de l’interprétation
du chanteur paysan font éclater
les limites de la notion de répertoire,
ce qui fait qu’aujourd’hui, sa
transmission ne se sépare pas d’un travail
sur l’interprétation. Je n’ai rien à
dire contre les Chants d’Auvergne de
Vincent d’Indy ou le Rossignolet du
Bois de Berio, ni contre les enregistrements
de chansons traditionnelles
d’une Piaf ou d’un Montand, mais
j’estime que la voix d’un (bon) chanteur
de tradition orale sert musique et
texte d’une façon infiniment plus juste,
plus originale, et finalement plus complexe.
L’émission vocale et le timbre,
le phrasé, les variations mélodiques ou
rythmiques, la présence -ou l’absenced’ornementation,
déterminent un
espace de liberté dont la partition ne
peut rendre compte, et qui est en
contradiction avec l’idée de répertoire
tel qu’on le conçoit dans la plupart des
écoles de musique. Le mot ne vaut
donc vraiment que pour désigner le
“corpus” de la chanson traditionnelle.
J’ai souvent constaté que l’écoute des
chants en français et celle dans une
autre langue amène de la part des gens
une appréciation tout à fait différente
: une oreille au départ favorable,
devient incroyablement sévère
aussitôt que la langue est identifiée
comme française, les paroles comprises.
On -le français en tous cas acceptera
beaucoup mieux les rugosités,
les excès ou les faiblesses d’un
chanteur ouolof, roumain ou patagonien...
Ce n’est évidemment pas une raison
pour occulter la chanson traditionnelle
de langue française, qui a autant de
beautés musicales et littéraires que ses
consoeurs, mais qu’il a longtemps été
de bon ton de dénigrer, car jusqu’au
Revival des années 70, elle a souvent
été présentée sous une forme réductrice
: répertoire appauvri à une vingtaine
de titres issus de compilations de
compilations de versions “gelées”,
arrangements incolores témoignant
d’une grande ignorance des gammes et
des intervalles dans la musique traditionnelle,
choix de pièces trop souvent
anodines à destination des enfants et
des amateurs de “folklore” mis en
scène. Évacués les récits de meurtres,
d’incestes ou d’adultères, au profit des
fleurs, des petits oiseaux et des amours
tendres à happy end. Ce dernier
domaine comporte cependant de
totales merveilles, comme “La Belle
au jardin d’amour”, et je suis très loin
de le mépriser ; encore ne faut-il pas
rajouter du sucre à ces douceurs.
Et c’est là, à mon avis qu’intervient
l’importance de l’écoute des chanteurs
de tradition orale dans des propositions
d’interprétations bannissant toute
mièvrerie.
À cet effet, la première chose que je
demande aux gens qui veulent bien
travailler avec moi concerne l’émission
vocale : sur une attaque droite et
franche, le son tient une dynamique
constante sur toute la phrase musicale,
finale comprise. Cette gestion du
souffle économise et prolonge celui-ci.
En y associant une diction claire mais
non forcée, on garantit à la fois la précision
des intervalles -ou justesse- et la
rondeur du timbre.
Le phrasé est celui du débit de la
parole, rythmé par des notes tenues et
des accélérations (qui peuvent évoquer
les “notes inégales” de la Musique
Ancienne) dont la distribution varie
selon les chanteurs, bien que chacun
maintienne sa propre cohérence dans
son interprétation.
Quant à l’ornementation, il me semble
que c’est plus une conséquence qu’un
but : quand on s’est bien approprié une
chanson, les ornements (mordants,
tremblements, mélismes) viennent
généralement se placer tout seuls aux
bons endroits. De même, les variations
mélodiques et rythmiques ont tendance
à surgir de la répétition des
motifs : un peu volontaristes peut-être
au départ, elles finissent par s’installer
de manière non systématique, échappant
au contrôle du chanteur qui se fait
ainsi parfois des surprises à lui-même !
Voilà, très résumé, ce que j’essaie de
faire passer auprès de mes élèves : ce
ne sont pas des règles trouvées dans les
livres, mais le reflet de l’observation
de constantes présentes chez un grand
nombre de chanteurs francophones,
dans l’hexagone et au-delà. Méthode
empirique basée sur la transmission
orale, qui fonctionne aussi avec
d’autres répertoires, et que les personnes
de formation musicale classique
ont intérêt à appliquer face à une
partition de chanson traditionnelle,
s’ils ont la curiosité de dépasser l’écrit
en s’en libérant.
Enfin, une fois bien imprégné, il
convient d’oublier tout ça, et surtout ce
mot “interprétation” : le chanteur traditionnel
n’interprète pas, selon sa
propre formule, il dit une chanson, et
c’est finalement cette adéquation entre
chant et dit qui fait le bon chanteur,
pour notre plus grande réjouissance.
Catherine Perrier
Articles de Catherine Perrier :
- * 3 articles sur Louise Reichert, chanteuse auvergnate,
dans la revue Pastel (revue du conservatoire
occitan) : n° 53 (2004)/ n° 55 (2005)/ n°57
(2006)
- * "Petit Traité modeste de Chant Traditionnel" dans
"Rimajhes" N° 18, Parthenay juillet 1999.