CMTRA : Quel regard portez-vous sur le secteur
de la diffusion des musiques
traditionnelles et du monde ?
« Je ne puis répondre à cette question
en faisant l'économie d'une périodisation
afin de mieux saisir la séquence
historique dans laquelle nous nous
trouvons. J'ai connu l’émergence des
musiques du monde au début des
années 70 et j’ai été partie prenante
de la valorisation des musiques africaines.
Cette première séquence qui a
duré jusqu’à leur capitalisation par
l’industrie discographique au milieu
des années 80 doit s’appréhender dans
un contexte général induit par bouleversement
des rapports nord/sud à partir
des années 50. En raison des rapports
historiques (via la colonisation)
de la France avec le « tiers-monde »,
la France est devenue à partir de cette
époque la plaque tournante de la
fameuse sono mondiale. Pour dire que
l'arrivée en France de musiques «
d’ailleurs », leur reconnaissance, s’est
toujours faite selon les vieux termes de
l’échange inégal qu’elles que soient
les fables que l’industrie du spectacle
a pu inventer pour scénariser les succès
de tel ou tel artiste à l’instar d’une
Cesaria Evora ou d’une Cheika
Remitti. De fait, les musiques du
monde ont offert un nouveau débouché
à une pop en crise, phénomène que
mes collègues journalistes anglosaxons
appèleront « world music »
tandis que nous francophones continuont
à insister sur le s pluraliste des
« musiques du monde ». Aujourd’hui,
nous sommes entrés dans une phase de
mondialisation inédite car si la mondialisation
a toujours existé, par contre
les cultures se trouvent prises dans un
maelström, synonyme d’accélération
des signes, d’économies à flux tendus,
de remises en cause des fondamentaux
anthropologiques, etc. Autant de bouleversements
qui ont des effets sur les
musiques du monde tant dans leurs
substrats patrimoniaux, leurs fonctions,
leurs codes, que dans leurs
échanges et leurs évolutions proprement
musicales. De fait dans toute la
planète, on observe un déplacement
des foyers d'émission de musiques
(des campagnes vers le rurbain), une
multiplication des hybridations, la
naissance de genres, styles, fruits de
processus de créolisations accélérés.
Pour ce qui concerne la place des
musiques du monde en France, si l'on
se réfère à leur situation depuis les
années 70, on constate qu’elle occupent
(dans le disque, le spectacle
vivant, la pratique amateur, l’enseignement
et de manière générale dans
les faits de société) une surface très
importante. Mais paradoxalement
elles sont pour le secteur professionnel
qui les porte dans une situation de fragilité,
les problèmes liés à leurs diffusion
étant un des symptômes de ce hiatus.
Sur ce sujet avant de les évoquer,
il me paraît primordial de dire de
quelles musiques on parle. Pour ma
part, j’entends par musiques du monde
(ou traditionnelles) des musiques qui
sont fidèles à leurs sources dans leurs
principes ; basées pour l’essentiel sur
des modes de transmission orale de
leurs techniques et de leurs répertoires
; liées à des contextes culturels ; véhiculant
des valeurs et des vertus ; liées
à des réseaux de pratiques sinon de
convictions d'où elles tirent leur substance.
Façon de dire que dans leurs
processus de fabrication et de transmission,
ces musiques obéissent à des
règles particulières.
Le système de diffusion est quant à
lui pluriel. Le disque en constituait jusqu’ici
un des piliers qu’on qualifiait
de « physique ». L’internet en incarne
désormais un autre aspect sur un
registre plus dématérialisé. Existe
ensuite la diffusion liée au spectacle
vivant et celle qui relève de l’enseignement
ou de la pratique amateur.
Mais le système de la diffusion c'est
aussi une cohabitation de champs économiques.
D’un côté il y a celui de
l’entertainment c’est à dire de l’industrie
du divertissement avec ses règles
consuméristes régies par des plus
petits communs dénominateurs, lesquels
ont largement contaminé la
média-sphère. De l’autre il y a des
secteurs de la diffusion publique
encore guidés par les ambitions de
l’éducation populaire et citoyenne. Les
musiques du monde émargent dans ces
deux champs. Il me paraît décisif de
savoir dans lequel des champs on se
situe majoritairement, surtout si l'on
valorise des musiques fragiles, issues
d'aires culturelles étroites ou ayant des
références patrimoniales très spécifiques.
À cet égard bien qu’un certain
nombre de productions des musiques
du monde aient embelli les dividendes
de la macro-industrie musicale, je
pense que pour l'essentiel de ces
musiques relève encore davantage du
second champ. Parce que ces
musiques du monde - ou plus justement
ces « musiques d'essence patrimoniale
» - , véhiculent des valeurs,
des principes, des cosmogonies, des
mythologies anciennes ou contemporaines,
et qu’elles sont les interprètes,
pure laine ou métissées, d’entités culturelles
précises.
Dans l’organisation générale de la diffusion
en France ces musiques à forte
valeur culturelle et à dimension populaire
se retrouvent prises entre le marteau
et l’enclume. À savoir d’un côté,
le secteur des musiques estampiées «
savantes occidentales » qui bénéficient
d’une longue antériorité de musique
élitiste et des avantages qui en découlent
et, de l’autre celui de la pop et de
la variété (termes génériques) dont les
critères de diffusion ne relèvent pas
toujours de l’épicerie fine. Et de fait
les musiques du monde se retrouvent
dans un statut batard et subalterne de
musiques dites « actuelles », reconnues
à la marge par l’ensemble des institutions
nationales, régionales ou de
villes. Ce statut minoré se retrouvant
avec les grands médias.
Le problème c’est que depuis les
années 70, ces musiques montent en
puissance et que le phénomène ne va
pas cesser parce que l’apparition de
nouveaux foyers de création apportera
à ces musiques de nouveaux combustibles
oniriques susceptibles de séduire
de nouveaux publics. Déjà l’on
observe un divorce entre la réalité de
la vitalité de ces musiques et leur diffusion.
Sur le plan des médias, les
chiffres sont éloquents. Tandis que ces
musiques représentent entre 12 et 14
% des productions discographiques
soit largement plus que le classique ou
que le jazz, elles pèsent à peine plus de
1% sur les ondes des grandes radios.
De même l’aide de l'Etat aux
musiques actuelles (et donc par voie
de conséquence à la petite succursale
musiques du monde), représente une
semaine de fonctionnement de l'opéra
Bastille. Et l’on pourrait poursuivre
avec la diffusion de ces musiques dans
les scènes nationales, les scènes
conventionnés, etc. Le problème n'est
donc pas celui de leur légitimité esthétique,
citoyenne ou économique. Il
relève bien de l’ordre de l’idéologique
et, in fine, politique.
Comment bouleverser cette situation ?
Les musiques du monde disposent
d’arguments pour assumer leur juste
place dans un contexte actuel de mondialisation.
Je suis pour ma part persuadé
que les questions de diversité, de
pluralisme et d’identité vont faire
enjeux politiques majeurs dans les
années qui viennent. Face à ces
enjeux, ces musiques ont des choses à
proposer, à dire.
- Prenons la question de l'identité qui
est en fait la question du rapport à
l'Autre. Dans les années à venir soit les
identités culturelles seront assumées,
soit elles seront niées. Assumées cela
veut dire la mise dans l’espace public
de différences, de références, de
façons de penser dissemblables et
donc la cohabitation souhaitée d’antagonismes
potentiels. Mais c’est le
pari d’un dialogue d'identités dynamiques.
A contrario on sait à quoi
conduit la négation des identités culturelles
se crispant en identités (tout
court)-refuges.
- Prenons la question des patrimoines
immatériels. Je crois que c’est en valorisant
ces patrimoines immatériels
qu’on dynamisera les présents et les
futurs de nos divers environnements
notamment régionaux et transrégionaux.
Or, à des degrés divers que véhiculent
les musiques que nous évoquons
sinon la quintessence de communautés,
de peuples, de régions, de «
mythologies » collectives ? Sur ce terrain,
je n’ai pas le temps de développer,
mais je suis persuadé que les
musiques d’essence patrimoniales ont
des clefs à nous fournir.
- Prenons la question de la citoyenneté qui
revient à se demander comment l’on s'organise
collectivement pour cohabiter sur tel ou tel
morceau de la planète. Là encore, les musiques
du monde fournissent quelques précieuses équations
pour appréhender les défis du « vivreensemble
», qu’elles se nomment musiques du
voisin, d’une région de l’hexagone, de l'immigration
ou de plus loin.
Ce sont en tout cas là autant d’arguments que
l’on doit « mettre en musique ». La charte de
l'UNESCO sur la diversité constitue un point
d’appui pour développer une action pédagogique
à l’égard des décideurs. C'est en tout cas un défi
majeur pour les acteurs des musiques du monde
qui nécessitera un gros travail de réflexion, de
formulation, de pédagogie, de médiation.
En tout cas pour moi la question de la diffusion
des musiques du monde ( donc traditionnelles du
domaine français) ne peut faire l’économie d’une
stratégie clairement politique qui réponde à la
question : pour quel monde se bat-on ? On assiste
à une marchandisation de l’humain, de sa planète
comme de ses gènes. Mais face à cette course à
l’abîme une autre humanité se dresse et invente
d’autres hypothèses. L’aspiration à un partage
des humanismes est celui, je l’ai constaté au
cours de mes voyages, de beaucoup d’acteurs des
musiques du monde. Il faut être persuadé quand
bien même la musique adoucit les moeurs que ce
ne sera pas une partie de gala. Si l’on est persuadé que l’existence et le partage de nos musiques du
monde contribuent à rendre le monde plus
vivable, on doit de façon véhémente à travers
leurs esthétiques promouvoir leurs vertus sousjacentes
ou constitutives ayant trait aux notions
d'éducation, de culture populaire, de « temps
long », de pédagogie citoyenne, de valorisation
des imaginaires, etc.
Et quid de la création en ce domaine ?
Sur le plan de la création, le secteur des musiques
du monde a été victime de son statut subalterne
dans l'économie générale des institutions culturelles.
Il est donc dramatiquement minoré sur le
plan des moyens au regard d’autres disciplines.
On constate cependant l’émergence de lieux qui
orientent leur projet autour de la création en
même temps qu’une réelle vitalité créative chez
les musiciens/chanteurs/danseurs. Nous devons
toutefois être plus au clair sur ce qu'on entend par
« création » - terme quelque peu galvaudé
comme celui de résidence - lequel peut désigner
des choses dissemblables. La création peut être
fille d’un syncrétisme comme le fut le musette,
le tango, le rébétiko, le reggae, si l’on évoque le
temps long de plusieurs générations. Si on s’en
tient au temps court, elle peut naître de collusions
esthétiques et sociale : on a vu cela avec le R’n’B,
le be-bop, le free-jazz, etc. En milieu urbain, on
a vu des genres hybrides naître sous l’effet de la
circulation accélérée des signes lorsque des
artistes se sont mis à travailler tout ou partie de
corpus patrimoniaux et au filtre de leurs subjectivité
ont inventé formes artistiques « ex nihilo »
: le cas de l’afro-beat né à Lagos, du raï né à
Oran, de la banghra-music né à Londres relèvent
de ces processus. Quant à la création d’aujourd’hui,
à l’intersection du terrain, du home-studio,
du téléchargement, elle doit compter avec une
déspatialisation accrue qui est une donnée nouvelle
et essentielle dans les processus créatifs. En
tout cas cette création requiert - je pense en particulier
au domaine français - de la matière, c’està-
dire des « sources » qu’il nous faut absolument
continuer d’enrichir et des mémoires qu’il faut
rendre vives et actives en profitant des potentialités
du numérique.
Je dirai aussi que de vrais projets de création
demandent de l'énergie, des connaissances, des
compétences, une écriture, voire une scénographie,
etc. Qu’ils doivent être accompagnés avant,
pendant, après. Que tout cela nécessite un travail
d’expertise en amont, non pour parler à la place
de l'artiste, mais pour bien vérifier le degré de
pertinence d’un parti-pris esthétique et garantir
son aboutissement ultérieur.
Ce type d’exigence n’est pas cependant ancré
dans la tradition d’un secteur qui a toujours fonctionné
avec des bouts de ficelles. Mais gardons
à l’esprit qu’il n'a qu’une trentaine d’années. Et
qu’en même temps que les gens de ce secteur
(artistes comme professionnels) ont défriché des
territoires ils ont dû aussi s’en faire les passeurs
sinon les historiens ».
Propos recueillis par Jean Sébastien Esnault le 17.12.07