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15. Entretien avec Frank Tenaille


CMTRA : Quel regard portez-vous sur le secteur de la diffusion des musiques traditionnelles et du monde ?

« Je ne puis répondre à cette question en faisant l'économie d'une périodisation afin de mieux saisir la séquence historique dans laquelle nous nous trouvons. J'ai connu l’émergence des musiques du monde au début des années 70 et j’ai été partie prenante de la valorisation des musiques africaines. Cette première séquence qui a duré jusqu’à leur capitalisation par l’industrie discographique au milieu des années 80 doit s’appréhender dans un contexte général induit par bouleversement des rapports nord/sud à partir des années 50. En raison des rapports historiques (via la colonisation) de la France avec le « tiers-monde », la France est devenue à partir de cette époque la plaque tournante de la fameuse sono mondiale. Pour dire que l'arrivée en France de musiques « d’ailleurs », leur reconnaissance, s’est toujours faite selon les vieux termes de l’échange inégal qu’elles que soient les fables que l’industrie du spectacle a pu inventer pour scénariser les succès de tel ou tel artiste à l’instar d’une Cesaria Evora ou d’une Cheika Remitti. De fait, les musiques du monde ont offert un nouveau débouché à une pop en crise, phénomène que mes collègues journalistes anglosaxons appèleront « world music » tandis que nous francophones continuont à insister sur le s pluraliste des « musiques du monde ». Aujourd’hui, nous sommes entrés dans une phase de mondialisation inédite car si la mondialisation a toujours existé, par contre les cultures se trouvent prises dans un maelström, synonyme d’accélération des signes, d’économies à flux tendus, de remises en cause des fondamentaux anthropologiques, etc. Autant de bouleversements qui ont des effets sur les musiques du monde tant dans leurs substrats patrimoniaux, leurs fonctions, leurs codes, que dans leurs échanges et leurs évolutions proprement musicales. De fait dans toute la planète, on observe un déplacement des foyers d'émission de musiques (des campagnes vers le rurbain), une multiplication des hybridations, la naissance de genres, styles, fruits de processus de créolisations accélérés. Pour ce qui concerne la place des musiques du monde en France, si l'on se réfère à leur situation depuis les années 70, on constate qu’elle occupent (dans le disque, le spectacle vivant, la pratique amateur, l’enseignement et de manière générale dans les faits de société) une surface très importante. Mais paradoxalement elles sont pour le secteur professionnel qui les porte dans une situation de fragilité, les problèmes liés à leurs diffusion étant un des symptômes de ce hiatus. Sur ce sujet avant de les évoquer, il me paraît primordial de dire de quelles musiques on parle. Pour ma part, j’entends par musiques du monde (ou traditionnelles) des musiques qui sont fidèles à leurs sources dans leurs principes ; basées pour l’essentiel sur des modes de transmission orale de leurs techniques et de leurs répertoires ; liées à des contextes culturels ; véhiculant des valeurs et des vertus ; liées à des réseaux de pratiques sinon de convictions d'où elles tirent leur substance. Façon de dire que dans leurs processus de fabrication et de transmission, ces musiques obéissent à des règles particulières.

Le système de diffusion est quant à lui pluriel. Le disque en constituait jusqu’ici un des piliers qu’on qualifiait de « physique ». L’internet en incarne désormais un autre aspect sur un registre plus dématérialisé. Existe ensuite la diffusion liée au spectacle vivant et celle qui relève de l’enseignement ou de la pratique amateur. Mais le système de la diffusion c'est aussi une cohabitation de champs économiques. D’un côté il y a celui de l’entertainment c’est à dire de l’industrie du divertissement avec ses règles consuméristes régies par des plus petits communs dénominateurs, lesquels ont largement contaminé la média-sphère. De l’autre il y a des secteurs de la diffusion publique encore guidés par les ambitions de l’éducation populaire et citoyenne. Les musiques du monde émargent dans ces deux champs. Il me paraît décisif de savoir dans lequel des champs on se situe majoritairement, surtout si l'on valorise des musiques fragiles, issues d'aires culturelles étroites ou ayant des références patrimoniales très spécifiques. À cet égard bien qu’un certain nombre de productions des musiques du monde aient embelli les dividendes de la macro-industrie musicale, je pense que pour l'essentiel de ces musiques relève encore davantage du second champ. Parce que ces musiques du monde - ou plus justement ces « musiques d'essence patrimoniale » - , véhiculent des valeurs, des principes, des cosmogonies, des mythologies anciennes ou contemporaines, et qu’elles sont les interprètes, pure laine ou métissées, d’entités culturelles précises. Dans l’organisation générale de la diffusion en France ces musiques à forte valeur culturelle et à dimension populaire se retrouvent prises entre le marteau et l’enclume. À savoir d’un côté, le secteur des musiques estampiées « savantes occidentales » qui bénéficient d’une longue antériorité de musique élitiste et des avantages qui en découlent et, de l’autre celui de la pop et de la variété (termes génériques) dont les critères de diffusion ne relèvent pas toujours de l’épicerie fine. Et de fait les musiques du monde se retrouvent dans un statut batard et subalterne de musiques dites « actuelles », reconnues à la marge par l’ensemble des institutions nationales, régionales ou de villes. Ce statut minoré se retrouvant avec les grands médias.

Le problème c’est que depuis les années 70, ces musiques montent en puissance et que le phénomène ne va pas cesser parce que l’apparition de nouveaux foyers de création apportera à ces musiques de nouveaux combustibles oniriques susceptibles de séduire de nouveaux publics. Déjà l’on observe un divorce entre la réalité de la vitalité de ces musiques et leur diffusion. Sur le plan des médias, les chiffres sont éloquents. Tandis que ces musiques représentent entre 12 et 14 % des productions discographiques soit largement plus que le classique ou que le jazz, elles pèsent à peine plus de 1% sur les ondes des grandes radios. De même l’aide de l'Etat aux musiques actuelles (et donc par voie de conséquence à la petite succursale musiques du monde), représente une semaine de fonctionnement de l'opéra Bastille. Et l’on pourrait poursuivre avec la diffusion de ces musiques dans les scènes nationales, les scènes conventionnés, etc. Le problème n'est donc pas celui de leur légitimité esthétique, citoyenne ou économique. Il relève bien de l’ordre de l’idéologique et, in fine, politique.

Comment bouleverser cette situation ?

Les musiques du monde disposent d’arguments pour assumer leur juste place dans un contexte actuel de mondialisation. Je suis pour ma part persuadé que les questions de diversité, de pluralisme et d’identité vont faire enjeux politiques majeurs dans les années qui viennent. Face à ces enjeux, ces musiques ont des choses à proposer, à dire. - Prenons la question de l'identité qui est en fait la question du rapport à l'Autre. Dans les années à venir soit les identités culturelles seront assumées, soit elles seront niées. Assumées cela veut dire la mise dans l’espace public de différences, de références, de façons de penser dissemblables et donc la cohabitation souhaitée d’antagonismes potentiels. Mais c’est le pari d’un dialogue d'identités dynamiques. A contrario on sait à quoi conduit la négation des identités culturelles se crispant en identités (tout court)-refuges. - Prenons la question des patrimoines immatériels. Je crois que c’est en valorisant ces patrimoines immatériels qu’on dynamisera les présents et les futurs de nos divers environnements notamment régionaux et transrégionaux. Or, à des degrés divers que véhiculent les musiques que nous évoquons sinon la quintessence de communautés, de peuples, de régions, de « mythologies » collectives ? Sur ce terrain, je n’ai pas le temps de développer, mais je suis persuadé que les musiques d’essence patrimoniales ont des clefs à nous fournir. - Prenons la question de la citoyenneté qui revient à se demander comment l’on s'organise collectivement pour cohabiter sur tel ou tel morceau de la planète. Là encore, les musiques du monde fournissent quelques précieuses équations pour appréhender les défis du « vivreensemble », qu’elles se nomment musiques du voisin, d’une région de l’hexagone, de l'immigration ou de plus loin.

Ce sont en tout cas là autant d’arguments que l’on doit « mettre en musique ». La charte de l'UNESCO sur la diversité constitue un point d’appui pour développer une action pédagogique à l’égard des décideurs. C'est en tout cas un défi majeur pour les acteurs des musiques du monde qui nécessitera un gros travail de réflexion, de formulation, de pédagogie, de médiation. En tout cas pour moi la question de la diffusion des musiques du monde ( donc traditionnelles du domaine français) ne peut faire l’économie d’une stratégie clairement politique qui réponde à la question : pour quel monde se bat-on ? On assiste à une marchandisation de l’humain, de sa planète comme de ses gènes. Mais face à cette course à l’abîme une autre humanité se dresse et invente d’autres hypothèses. L’aspiration à un partage des humanismes est celui, je l’ai constaté au cours de mes voyages, de beaucoup d’acteurs des musiques du monde. Il faut être persuadé quand bien même la musique adoucit les moeurs que ce ne sera pas une partie de gala. Si l’on est persuadé que l’existence et le partage de nos musiques du monde contribuent à rendre le monde plus vivable, on doit de façon véhémente à travers leurs esthétiques promouvoir leurs vertus sousjacentes ou constitutives ayant trait aux notions d'éducation, de culture populaire, de « temps long », de pédagogie citoyenne, de valorisation des imaginaires, etc.

Et quid de la création en ce domaine ?

Sur le plan de la création, le secteur des musiques du monde a été victime de son statut subalterne dans l'économie générale des institutions culturelles. Il est donc dramatiquement minoré sur le plan des moyens au regard d’autres disciplines. On constate cependant l’émergence de lieux qui orientent leur projet autour de la création en même temps qu’une réelle vitalité créative chez les musiciens/chanteurs/danseurs. Nous devons toutefois être plus au clair sur ce qu'on entend par « création » - terme quelque peu galvaudé comme celui de résidence - lequel peut désigner des choses dissemblables. La création peut être fille d’un syncrétisme comme le fut le musette, le tango, le rébétiko, le reggae, si l’on évoque le temps long de plusieurs générations. Si on s’en tient au temps court, elle peut naître de collusions esthétiques et sociale : on a vu cela avec le R’n’B, le be-bop, le free-jazz, etc. En milieu urbain, on a vu des genres hybrides naître sous l’effet de la circulation accélérée des signes lorsque des artistes se sont mis à travailler tout ou partie de corpus patrimoniaux et au filtre de leurs subjectivité ont inventé formes artistiques « ex nihilo » : le cas de l’afro-beat né à Lagos, du raï né à Oran, de la banghra-music né à Londres relèvent de ces processus. Quant à la création d’aujourd’hui, à l’intersection du terrain, du home-studio, du téléchargement, elle doit compter avec une déspatialisation accrue qui est une donnée nouvelle et essentielle dans les processus créatifs. En tout cas cette création requiert - je pense en particulier au domaine français - de la matière, c’està- dire des « sources » qu’il nous faut absolument continuer d’enrichir et des mémoires qu’il faut rendre vives et actives en profitant des potentialités du numérique.

Je dirai aussi que de vrais projets de création demandent de l'énergie, des connaissances, des compétences, une écriture, voire une scénographie, etc. Qu’ils doivent être accompagnés avant, pendant, après. Que tout cela nécessite un travail d’expertise en amont, non pour parler à la place de l'artiste, mais pour bien vérifier le degré de pertinence d’un parti-pris esthétique et garantir son aboutissement ultérieur.

Ce type d’exigence n’est pas cependant ancré dans la tradition d’un secteur qui a toujours fonctionné avec des bouts de ficelles. Mais gardons à l’esprit qu’il n'a qu’une trentaine d’années. Et qu’en même temps que les gens de ce secteur (artistes comme professionnels) ont défriché des territoires ils ont dû aussi s’en faire les passeurs sinon les historiens ».

Propos recueillis par Jean Sébastien Esnault le 17.12.07




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