CMTRA : Ce projet semble avoir
dépassé largement son objectif initial
qui était au départ de documenter
les collections de cornemuses du
Musée, auxquelles les gens ont difficilement
accès…
Depuis mon arrivée en 2005 au musée,
j’ai travaillé activement à l’enrichissement
de nos collections de cornemuses
qui, à mon sens, étaient incomplètes.
Nous nous sommes pour cela rendu
avec une petite équipe de chercheurs
en Hongrie, Irlande, Espagne (Galice)
et Tunisie. J’ai pensé au retour que
notre travail devait être rendu public et que le mieux serait de mettre en ligne
le catalogue des cornemuses désormais
assez riche. Mais en même
temps, si nous nous étions limités à
cela, nous serions restés dans une
démarche très muséale, ce qui est insatisfaisant
pour un musée de société.
J’ai préféré inverser la démarche,
c’est-à-dire partir d’un site généraliste
sur la cornemuse dans lequel on intégrait
nos collections.
Comment avez-vous construit le
site ?
C’est un site d’organologie, notre base
de départ reste la cornemuse comme
objet ; c’est-à-dire comment elle est
fabriquée, comment elle fonctionne,
comment se nomment les différentes
parties de l’instrument, quel est son
nom et ses types dans les différents
pays… Le site part de l’objet-instrument,
puisque c’est le rôle d’un musée
de conserver des objets. Comme ce
sont des objets musicaux, nous abordons
aussi les pratiques musicales, et
qui dit pratiques musicales dit pratiques
sociales. Cela signifie aussi
toute la construction d’un imaginaire.
C’est l’ambition de l’onglet « Sources
et renouveaux » qui s’attarde sur les
pratiques musicales à travers l’histoire
sociale de la cornemuse, à partir du
moment où l’on redécouvre son intérêt
à l’époque du romantisme.
Vous traitez aussi des nombreux
« clichés » qui entourent cet instrument,
non pas tant comme éléments
à combattre, mais considérés
d’avantage comme des pratiques
culturelles qui sont aussi parties
prenantes de l’instrument.
Dans ma thèse, j’avais étudié les systèmes
de représentation, donc la symbolique,
de la gajda bulgare. Ces
images toutes faites nous donnent un
condensé, une synthèse sur la façon
dont toute chose est mise en cliché. Je
pense qu’il ne faut pas les combattre
en effet mais essayer de les comprendre.
Il faut les combattre lorsqu’elles
sont dépréciatives, mais sinon
c’est toujours un condensé de quelque
chose qui n’est pas faux et qu’il est
intéressant d’étudier car on peut saisir
comment l’instrument et son joueur
sont perçus.
Mais comme le dit J.-P. Van Hees, il y
a trop de gens aujourd’hui qui croient
que pour jouer de la cornemuse, il faut
être ou berger ou écossais. S’ils croient
encore ça, c’est que ce n’est pas complètement
faux : le berger et l’écossais
sont deux joueurs emblématiques.
Dans les miniatures du Moyen-Âge,
on voit toujours un berger qui joue de
la cornemuse. A cette époque cela traduit
la réalité d’une France cent pour
cent rurale ! Du coup ça devient un stéréotype.
C’est aussi vrai de cartes postales
plus récentes, qui mettent l’accent
sur le côté pittoresque du Breton
ou de l’Auvergnat. J’ai eu en main des
caricatures de la première guerre mondiale
où l’on voyait le cornemuseur
écossais, donc anglais, ridiculisé.
Nous n’avons pas voulu les mettre,
mais d’autres, qui montrent le cornemuseur
comme mendiant, oui, elles
sont présentes. Ça montre une réalité
qui certes n’a plus cours aujourd’hui,
encore que… jouer dans la rue ou dans
le métro... Surtout, ça traduit une réalité
et une diversité sous-jacente bien
plus riche, qui est forcément synthétisée
et biaisée.
D’où votre troisième volet « Sources
et renouveaux… »
Oui, pour montrer la diversité des pratiques,
l’importance de la cornemuse
en son temps et la grande place qu’elle
a repris aujourd’hui.
Au moment où la concurrence d’instruments
plus modernes (accordéon,
clarinette…) était dure, elle a survécu
grâce aux groupes folkloriques et aux
concours mis en place dans les années
1890. Aujourd’hui les groupes folkloriques
sont un peu facilement considérés
comme passéistes. Quelque soit
ce qu’on pense d’eux, il faut reconnaître
que dans bien des endroits, ils
ont permis le maintien de l’instrument.
Les musiciens du courant revivaliste
ont trouvé un instrument « mis dans
le formol », dont ils ont voulu s’emparer
pour les transporter dans leur
époque à eux. Les deux courants ont
été bénéfiques pour nos cornemuses et
ça a été d’une grande richesse puisque
deux démarches ont persisté et perdurent
aujourd’hui : une patrimoniale et
une autre, « sans coiffe ni sabots »,
s’épanouissant dans la recréation tout
en puisant aux sources. Et aujourd’hui,
une troisième dimension vient s’ajouter,
celle du métissage auquel les cornemuses
n’ont pas échappé. Ça prouve
que ce sont des instruments modernes
ou plutôt, bien dans leur époque puisqu’ils
s’adaptent aux nouveaux courants.
Quelles sont les cornemuses qui ne
sont pas passées par le prisme de
mouvements folkloriques ?
Je dirais la bodega, la veuze ou la chabrette.
Elles s’étaient éteintes, malgré
l’existence de groupe folkloriques
régionaux, et ont été « redécouvertes ».
De ce fait, elles ont eu une trajectoire
différente du biniou ou de la cabrette.
Aujourd’hui, ces phénomènes de
maintien et de revitalisation sont un
objet d’étude intéressant.
Est-ce la même chose au niveau
européen ?
En Galice, que je connais mieux, la
cornemuse a eu un tout autre parcours
puisqu’il n’y a jamais eu de rupture.
C’est d’autant plus intéressant qu’à
l’époque de Franco c’était interdit
d’exprimer son identité régionale, à
l’inverse de la Bulgarie par exemple.
Mais les Galiciens ont su maintenir
l’instrument, et aujourd’hui certains se
sont raccroché au « train » du celtisme.
En avaient-ils besoin ? Il faut croire
que oui… Cela se base, outre sur des
faits historiques - mais toute l’Europe
a été celte à l’Age du fer ! - sur la
forme de la gaita plus proche du biniou
que de la cornemuse catalane ou aragonaise.
Certains Galiciens y voient
un rapprochement avec les autres
peuples celtes.
Je pense que la cornemuse est un instrument
particulièrement propice à ce
genre de revendications identitaires à
cause de sa diversité morphologique.
Je prends souvent l’exemple du violon.
Il est joué lui aussi dans toute
l’Europe, mais il faut être un vrai spécialiste
pour identifier, sans l’entendre,
le violon limousin, norvégien ou tsigane
car ils ne portent pas visuellement
des repères culturels. Tout le
contraire de la cornemuse qui a du mal
à cacher sa provenance ! C’est un instrument
très ancien qui en se développant
au cours du temps a pris des spécificités
très locales, parfois microlocales.
Le violon ou la clarinette trouvent
leurs différences dans les répertoires
et les techniques instrumentales
alors que cette dimension s’inscrit
aussi visuellement sur les cornemuses.
Voilà pourquoi c’est un instrument qui
peut le mieux servir ces revendications
identitaires.
Votre travail aborde l’instrument à
l’échelle européenne, alors qu’on
a plutôt l’habitude de l’approcher
par la petite fenêtre, par micro-territoire.
Que nous apporte cette
approche à la fois localiste et
transversale de l’instrument ?
C’est un instrument paradoxal car il
est micro-localisé comme on le disait
à l’instant et en même temps, complètement
européen, on le trouve même
jusqu’au Rajasthan, au Maghreb, au
Caucase. C’est un des intérêts du site
car il y a très peu de gens qui savent
cela. Je tenais vraiment à montrer cette
diversité à travers une carte géographique
numérique. Elle présente 57
spécimens et pourtant, elle n’est pas
complète. J’attends des réactions pour
que le site puisse s’enrichir au fur et à
mesure de nouveaux instruments.
Abordons l’aspect plus formel de
ce travail, il s’agit d’un véritable
musée à domicile !
N’oublions pas que ce n’est qu’un tout
petit bout du musée réel !
Est-ce que ce type d’outil représente
pour vous l’avenir de l’ethnomusicologie
?
C’est vrai qu’avec le multimédia,
quelque chose de très technique peut
devenir ludique et être abordé de
manière généraliste. Pour l’ethnomusicologie,
ces nouvelles technologies
sont particulièrement bien adaptées.
Les outils dont on disposait avant
amputaient une bonne partie de nos
objets. Comment rendre compte de la
cornemuse dans un livre, parler d’une
musique à danser sans le film, ou
redonner toute sa dimension à un
moment rituel où la musique n’est que
l’aspect sonore, autrement que par ces
nouveaux moyens ? Sur le site internet,
on entend l’instrument, on le voit
jouer, on peut aborder les techniques
instrumentales de manière plus
détaillée. Cela permet d’enregistrer les
caractéristiques de chacun et de les
comparer les uns aux autres. La différence
entre un pipe écossais et un
tulum de Turquie est immense. C’est
pour cela que nous avons intitulé une
des parties un « Instrument pluriel » :
c’est le même instrument sur le plan
organologique, mais la matière sonore
est complètement différente, la diversité
des timbres est immense, tout
comme les cultures qui les font exister.
L’autre immense avantage de ce
type d’outil étant la gratuité dans
la diffusion des sources et du travail
des chercheurs…
Oui, et grand merci à toutes les personnes
qui ont apporté des documents
avec les droits de publication. Diffuser
la culture me paraît essentiel. Mon
ambition étant de ne pas être trop
« chiantifique » (je suis une universitaire…)
car dans un musée, la notion
de public est essentielle, outre celle
de conservation. Nous ne faisons pas
de la science pour la science, il faut
être à la portée de tous. Nous avons
fourni le fond, mais il faut rendre hommage
à Hyptique, la Société qui a
fourni la forme. Les deux s’élaborent
ensemble. L’autre avantage, c’est que
lorsque j’ai fait une erreur, je peux la
corriger. C’est gratuit et toujours à jour !
Le site en chiffres, qu’est-ce que ça
donne ?
500 pages-écran, 16 vidéos, 73 extraits
sonores, une soixantaine de fiches
d’instrument, plus d’un an et demi de
travail, avec l’aide de Valérie Pasturel,
entre autres, sans qui je n’aurais pu
aller si vite.
À titre personnel, qu’est ce qui
vous intéresse le plus dans cet
instrument ?
Je suis curieuse par nature et je m’intéresse
à toutes les musiques. Mon
enfance a été bercée par des musiques
traditionnelles à une époque où l’on en
parlait très peu. De plus, mon père
s’était mis au biniou dans sa jeunesse,
et du côté maternel, ma famille est de
l’Aveyron. J’ai donc été élevée avec
ces doubles racines dans la transmission
d’une véritable mémoire, bretonne et
occitane. Ce n’est pas pour rien que je
travaille dans un musée où l’on
conserve des objets pour les transmettre,
ce que je fais colle bien à mon
histoire personnelle !
Et puis ces sonorités me plaisent… il
y a une palette infinie, c’est pour ça
qu’il ne faut pas généraliser. En
revanche si on en aime une, on se fait
progressivement l’oreille aux autres.
Et puis, une cornemuse, ce n’est pas
que des sons, c’est aussi un répertoire
et toutes les pratiques culturelles
qu’elle véhicule.
Propos recueillis par P.B.
www.cornemuse.culture.fr
D'autres sites internet sur la musique à découvrir:
Sur le Chant
www.languesdefranceenchansons.com
Un site sur les langues de France à travers le chant.
Sur le site du
Hall de la chansonVoir aussi "les orientaux de la chanson" et "les africains de la chanson".
Sur quelques techniques musicales:
www. ethnomus.org
Un site du laboratoire d'ethnomusicologie du Musée de L'Homme donne les "clefs d'écoute" pour quelques exemples musicaux assez complexes.
Sur la musique indonésienne:
www.cite-musique.fr/gamelan
Un site pour comprendre comment fonctionne la musique de Gamelan indonésien et pour en juer d'une manière virtuelle.