Par Olivier Durif, directeur du CMTRL (Centre Régional en Limousin).Bon, on me demande de dire où vont aller
les musiques trad. dans les vingt ans qui
viennent.
Sans rire et d’un mot : à quoi ça sert
qu’elles s’interrogent sur un tel « plan de
carrière » si elles ne savent pas ce qu’elles ont
à faire dans les vingt minutes qui viennent !
En gros, j’ai l’impression que cette inquiétude
narcissique et familiale
n’a pas grand intérêt
si on ne s’interroge pas
sur l’immédiate nécessité
dont ces musiques
devraient être l’objet
dans le monde qui nous entoure. Reconnaissance,
foutaise. La seule reconnaissance
à espérer pour des musiques incarnées
c’est l’honneur autant que le bonheur
d’accompagner ou parfois de précéder les
mouvements de la société!
On ne joue pas pour rien ou pour se regarder
pédaler.
Les musiques trad. sont nées au début des
années 1970 dans la nécessité radicale
d’une culture, alternative à la désespérance
du capitalisme nanti que nous promettait la
société pompidolienne et giscardienne de
l’époque :
- Jouer du diato ou de la cabrette au coin
de la rue est alors un acte militant, repérable
pour le monde de la société et qu’importe
alors si tu joue croisé ou pas, si tu fais
le limagnier sur ton pied de cabrette ou à
fortiori, les accords de « 7ème diminuée »
sur ton Hohner 2915 pourri !
- Courir les Monts d’Auvergne, d’Arrée en
Bretagne ou de la Montagne Noire en
Languedoc à la recherche de la Mémoire
perdue au début de ces années 70 c’est
remettre « L’Amazonie » dans sa vraie géographie,
celle de la culture de son voisin !
- Le Grand Rouge accompagne Jean
Kergrist « Le clown atomique » dans ses
tournées contre l’implantation du surrégénérateur
de Malville sur l’air de « Derrière
chez nous, il y a une p’tite Centrale » et
quand il chante « La Fille du Geolier » de
Léon Peyrat à la Fête de l’Huma c’est
aussitôt pour la mélanger avec la même
chanson de Béranger sur Fleury-Mérogis…
Bon, ça suffit les souvenirs de guerre,
l’ancien !
Trente années ont passé : tout le monde
joue techniquement de mieux en mieux, les
sources recueillies seront, n’en doutons
pas, au Panthéon sous peu, les bal folks
continuent d’accueillir les accros du
« cirque à siens » par wagons, mais tout le
monde s’en fout, les musiques trad. ne roulent
plus que pour elles !
Et pourquoi ?
Parce qu’insensiblement
les problèmes de
forme ont pris le pas sur
le fond, sur les énergies
du fond, celles qui s’incarnaient
justement
dans la société.
Ça joue propre, joli, c’est techniquement
irréprochable, c’est consensuel tout ce
qu’on veut mais ça joue dedans, ça clone
en veux-tu en voilà et personne ne s’en
rend compte puisqu’on
cause « de nous à nous
», dans la plus parfaite
consanguinité !
En 1978 (bon après j’arrête,
c’est promis !) le
Grand Rouge alors
champion de France
toutes catégories du bal folk que nous
défendions parce que la musique dansée
nous semblait une vérité artistique d’une
subversion totale, décide d’arrêter tout bal
folk.
Pourquoi ?
Parce qu’on en a marre à ce moment-là
d’être des débiteurs de musiques au kilomètre
pour des gens qui « n’entendent rien », on a
une indigestion de la « bourrée des dindes »
alors que nous, c’est plutôt celle des
« dingues » qui nous plait !
Et puis la danse récréative et polie qui
s’étale devant nous n’a plus qu’un lointain
rapport avec la transe que nous pouvions
encore apercevoir à l’époque dans certains
bals de campagne aux danseurs fous de
bourrée et que les énergies punk à venir
s’apprêtent alors à récupérer sans coup
férir…
Bref les envolées furieuses des bals folk de
« oufs » des premier festivals avaient
disparu, la subversion avaient laissé la
place au consensus mou, dernier arrêt avant
le thé dansant !
Alors aujourd’hui, les trads seraient-ils
donc plus cons que les autres ?
Mais non, pareils, dans la biologie incontournable
de tout mouvement artistique qui
naît, se développe, se racornie et meurt
pour laisser la place à d’autres.
Mais entre temps, c’est la biologie aussi qui
le dit, il aura déposé les graines mûres qui
iront féconder d’autres forêts artistiques,
d’autres jardins créatifs, d’autres mers des
Sargasses…
Et voilà l’enjeu aujourd’hui pour
les musiques trad’, s’incarner dans d’autres
genres qui d’ailleurs, au passage, ont déjà
commencé à s’en alimenter des musiques
trads, retrouver les solidarités associatives
qui vivent aujourd’hui dans d’autres courants
de musiques alternatives, retrouver
les lieux de transes et de jeunesse qui
répandent la vie. Bref avancer sans peur et
sans souci des bagages
que nous avons patiemment
constitué, le son
et l’énergie c’est essentiel,
ça suffit et ça tient
pas de place.
En faisant cela, on
éclairera d’un jour nouveau,
de façon réversive et lumineuse, les
sources patiemment constituées, les pédagogies
embryonnaires sur nos bidouilles
empiriques en mal d’institution, les esthétiques
chancelantes en voies d’eutrophisation,
les créations sans nécessité et sans
objet.
Bon ça fait du boulôt ça et si vous permettez,
je vous attends en bas, c’est tout de
suite, y’en a qui sont déjà partis!
Et demain ?
Entretien décryptage avec Olivier Durif
CMTRA : Olivier, tu évoques « des graines mûres qui iront
féconder d’autres forêts artistiques. » Pour toi,
quelles sont ces graines ? Ces forêts ?
Les graines ce sont les avancées artistiques des musiques
trad, le son, les rythmiques, le sens posé, les intentions,
l’abstraction, les transparences, les clair-obscurs, les
respirations, bref tous les langages élaborés depuis une
trentaine d’années et donc très globalement ce qui fait
aujourd’hui sens dans les musiques interprétées et
composées. Pour féconder les forêts voisines ou lointaines il
faut des passeurs (ses), des colporteurs(ses) qui changent
de biotopes, de culture, qui aillent voir ailleurs, qui
renversent les hypothèses, qui aient l’intuition des vents
porteurs et des courants artistiques nouveaux.
Faut-il ajouter qu’il faut avoir faim, et que les estomacs
rassasiés et contents d’eux-mêmes ne feront pas des
voyageurs endurants, sensibles, curieux et attentifs. Je
répète et je me redis souvent la phrase du peintre Dubuffet
: L’art ne vient pas coucher dans les lits qu’on a fait pour
lui, ses meilleurs moments sont lorsqu’il oublie jusqu’à son
propre nom… !
Mon père m’a souvent parlé de l’élan et du « don » des
sculpteurs des cathédrales qui taillaient leur pierre au sol
avant de la hisser tout en haut de l’édifice, hors de la vue
de l’humanité, en route pour l’inconnu ou pour Dieu…
Et « ces lieux de transes et de jeunesse » …
Que sont-ils ? Où sont-ils ?
Il me semble évident que la transe-gression est le propre de
la jeunesse même si de façon symétrique une autre partie
d’elle-même s’incarne de façon très conforme. On voit donc
de quel côté il faut qu’elle s’embarque. Et donc pour moi la
destination ce sont les lieux de la jeunesse, les salles ou
s’élaborent son émancipation, les nouvelles utopies, les
lieux de pratiques artistiques, les réseaux internet ou l’on
voyage, ou l’on échange, ou l’on commerce, les carrefours
de musiques que sont, quand elles font leur boulôt, les
SMAC plurielles, en tout cas c’est leur vocation, mais ce
sont également les lieux tout-publics, sans a priori
esthétiques, les petits-lieux ouverts, les cafés, les places et
les carrefours, les lieux improbables…
« ça fait du boulot ça… » Alors, de façon pratico
pratique, par où peut-on commencer ? Comment
travaille t’on ? Avec et dans « ces lieux de transes »
par exemple ?
Arrêtons dejà l’entre soi, la culture de chapelle, les référents
esthétiques qui n’en sont pas ou plus, les petites notabilités
et les auto-célébrations ou chacun a ses pantoufles et son
rond-rond de serviette.
Ré-ecoutons les grands anciens jusqu’au bout de leur folie
sans faux-espoir de LEUR ressembler mais dans l’unique
but de NOUS ressembler,
Investissons des lieux « à risques » (artistiques), sortons des
formes musicales conventionnelles, allons frotter nos
musiques à d’autres esthétiques, n’ayons pas peur de
l’Autre, des autres …
Ça fait du boulot ça !
Propos recueillis par Jean Sébastien Esnault