Chroniques de collectes à la Guille (1)
Depuis 2003, le CMTRA explore et recueille des témoignages musicaux dans le quartier de la Guillotière, à Lyon. Ce vaste quartier, longtemps situé aux portes de la ville, a toujours été un espace privilégié d'accueil des voyageurs,
puis d'installation des populations migrantes. À deux pas du centre de la ville classé au Patrimoine Mondial de l'Humanité pour son bâti historique, la rive gauche du Rhône est le creuset d'une grande diversité culturelle
presque inconnue.
Au fil de nos rendez-vous et de nos pérégrinations, nous avons eu l'occasion de rencontrer des groupes, des musiciens et des chanteurs issus de dizaines d'origines culturelles différentes.
Certains sont porteurs d'un projet artistique, d'une volonté de création et de mise en représentation de leur savoir. D'autres se retrouvent au sein de groupes associatifs, d'ateliers ou de choeurs, pour pratiquer collectivement des
répertoires de leur pays d'origine. D'autres encore chantent parfois dans l'intimité de leur cuisine, lors des fêtes de famille ou des événements qui rythment la vie des communautés.
Depuis l'automne 2005 nous sillonnons le quartier dans une nouvelle perspective : recueillir des chansons auprès des commerçants, habitants et passants du quartier. Nous arpentons les rues de la Guillotière, micro à la main,
pour débusquer les chanteurs anonymes de la ville. Ballade accompagnée...
Armés d'un enregistreur et d'un
couple de micros perchés sur un tuyau
de douche, mixette, casque et fils en
tous sens reliés les uns aux autres,
nous partons en promenade dans le
quartier.
Nous entrons dans les commerces
et les cafés, pénétrons l'arrièresalle
des épiceries et la cuisine des restaurants,
déambulons sur les places
publiques et les marchés pour rencontrer
des « porteurs de chansons ». La
démarche surprend et interroge. La
plupart du temps, elle provoque un
mouvement d'inhibition. Mais quand
les barrières tombent et qu'une voix
s'élève, c'est tout un monde qui nous
apparaît.
Cet après-midi-là, en passant une
devanture sans prétention, un appel se
fait sentir : derrière cette porte se cache
sûrement quelque trésor. Nous
entrons. Effectivement, le Madras
Bazar n'est pas un boui-boui quelconque
mais une épicerie indienne de
référence, toute en boyaux, regorgeante
d'épices odorantes, de fruits
mûrs et de conserves au contenu indéniablement
exotique. Nous cherchons
une chanson, cherchons un chanteur...
Le patron hésite. Non, il n'a pas de
chanson tamoule à interpréter de vive
voix. Par contre il a téléchargé sur son
portable de la masala : directement
venue d'Inde, cette musique mélange
variétés indiennes et d'ailleurs, évoque
aussi le cinéma bollywoodien. Il nous
raconte l'Inde, nous parle des régions
si différentes, du foisonnement des
langues. Et ici, parmi ses employés des
quatre coins du monde, sûrement il en
est un qui aime chanter ! Mais nous
sommes vendredi, les clients font leurs
provisions et les queues s'allongent
aux caisses. Mieux vaudra repasser à
un autre moment de la semaine.
Nous repartons alors pour un lieu déjà
repéré et visité :le bar de L'Angle d'Or,
rue de Marseille. Poignée de main du
patron au milieu des nuées de cigarettes
; il alpague des clients auprès
desquels nous tentons de négocier une
chanson. Oui, certains chantent, mais
du karaoké - difficile de chanter sans
sous-titre ni accompagnement ! Finalement
le patron se décide, s'accoude
au bar et se penche vers le micro. Au
milieu des claquements du billard, des
exclamations et des rires, le temps se
suspend au vol des alouettes...
Apprise
au coeur des prairies du Cambodge il y
a quelques dizaines d'années, cette
chanson augure des tourments
humains, allégorie des injustices de la
vie. La voix douce et légère développe
la mélopée, s'évade quelque part au
loin dans la campagne cambodgienne...
Au coucher du soleil, le
couple d'alouettes rentre chez lui,
amoureux, le bonheur dans les nuages.
Mais un chasseur surgit et tue la
femelle. Resté seul, le mâle se lamente :
« pourquoi ne pas nous avoir tué tous les
deux ? J'aurais préféré mourir avec
elle ! Quelle tristesse que de rester
seul ! »
Dehors, la brise hivernale de la nuit
tombante nous assaille. Nous allons au
rendez-vous fixé la semaine précédente
pour enregistrer un Chtimi, un
gars du Nord qui nous avait promis de
réviser ses classiques carnavalesques.
Mais point d'Hugues, il a déserté la
place...
Changement de cap. Sur les conseils
d'une habitante du quartier, nous
poussons la porte d'un salon de coiffure
pour hommes : Sam'Coiffe, en
plein coeur du « quartier chinois ». Les
patrons sont Algériens, la clientèle
essentiellement maghrébine.
L'ambiance humide et chaude est
agrémentée par la bonne humeur des
coiffeurs qui se prennent rapidement
au jeu. Par pudeur, l'un d'eux s'isole
dans le placard à balai pour chanter
l'amour et la jeunesse d'une voix juste
et assurée aux mélismes frissonnants.
L'attention se fait silence. Au centre du
salon, solidement campé sur ses deux
pieds et les mains dans les poches, un
ancien fraîchement rasé lance son
appel, sa souffrance de la séparation et
de l'exil. À travers sa voix grave et
rauque percent le temps et la sérénité,
la quiétude gagnée d'une vie menée au
gré des jours :
Ya rayah win msafar trouh taâya wa
twali
Ch'hal nadmou laâbad el ghaflin
qablak ou qabli
Ch'hal cheft al bouldan lâamrine wa
lber al khali
Ch'hal dhiyaât wqat ch'hal tzid mazal
ou t'khali
Ya lghayeb fi bled ennas ch'hal taâya
ma tadjri
Tzid waâd el qoudra wala zmane wenta
ma tedri... *
Encore imprégnés des odeurs de gel et
d'after-shave, nous déambulons,
cotonneux, dans les rues de la Guillotière.
À l'affût, observant les magasins
et les travaux, les affiches et les
anciennes enseignes s'effaçant, nous
remontons sur quelques mètres la
Grande Rue de la Guillotière.
Spécialiste lyonnaise de la morue, la
Friterie Marti est depuis de longues
années un lieu de restauration mais
surtout de retrouvailles et de festivités
pour la clientèle, portugaise ou non.
Emeri nous accueille à bras ouverts et
ses réponses, entrecoupées de grands
éclats de rire, sont franches et
espiègles.
Oui, elle chante, elle connaît
beaucoup de vieilles chansons de
Porto, sa ville natale. D'ailleurs dans
sa famille tout le monde chantait. Son
père disposait les frères et soeurs en
rang d'oignon pour leur enseigner les
chants des fêtes religieuses et des
veillées villageoises qu'ils partaient
animer. Entre deux récits, elle entonne
à pleine voix un chant d'alors, délice
évocateur de ces ailleurs lusophones.
Les mélodies montent, se perchent
avec nonchalance, redescendent - se
suspendent le temps d'une respiration -et repartent de plus belle, remplissant
l'espace et le temps d'une joie toute
nostalgique...
Dehors la neige s'est mise à tomber.
Sur la place Bahadourian, le calme
règne. Seules quelques personnes se
hâtent vers la grande épicerie orientale
de renom, habituellement très fréquentée.
Nous pénétrons dans cette
caverne d'Ali Baba : chant et cuisine
ont toujours fait bon ménage. Au
milieu du magasin, entourée d'olives
de toutes les couleurs, une vendeuse
arménienne accepte d'entonner une
chanson d'amour malheureux. Couvrant
le ronronnement des frigidaires,
elle narre d'une voix fluette le printemps
enivrant de jeunes amants. Au
fil de subtiles modulations, la jeune
femme discourt : « Printemps, ô printemps.
Ne me laisse pas seule, si j'attends
dans la rue sans toi, les gens vont
croire que je suis folle. Ha, printemps,
printemps ! Ne crois pas les mauvaises
langues, mon aimé. Ô printemps ! Tes
yeux noirs brûlent mon coeur... »
Après nous avoir charmés de son
aubade, la dame nous envoie dans les
coulisses du magasin : en cuisine,
Georges chante bien souvent. Au
milieu des casseroles et des plats qui
mijotent en fumant, il se lance et nous
enveloppe d'une mélodie orientale,
profonde et grave. Georges vient
d'Irak. Il appartient à la minorité
assyro-chaldéenne. Dans sa ville
natale, il était chanteur...
Y.E. et F.L.
« Mémoires musicales de la Guillotière »
est le dix-neuvième chantier de recherches
mené par le CMTRA.
Il s'inscrit dans le cadre des projets culturels
du Contrat de ville de Lyon et a pour objectif de valoriser la diversité des expressions musicales migrantes en milieu urbain.
Ce projet compte différents volets :
des recherches de terrain et de collectes musicales,
des recherches historiques et documentaires,
l'organisation de concerts et d'événements de découverte musicale
la publication d'un DVD et d'un CD rendant compte du travail
mené.
* traduction
Toi l'émigré,
tu t'en vas et tu
reviendras fatigué
Ceux qui nous ont
précédés ont eu des
remords.
Combien j'ai vu de
pays peuplés et de
contrées désertées,
Combien de temps
tu as perdu et
Combien tu en
perdras encore,
Toi l'absent dans ces
pays lointains,
Tu vas encore devoir
courir,
On ne peut pas
forcer le destin...
Une collecte de chanson peut faire penser à une quête un peu mystique de petits trésors que les gens portent en eux. Les chansons sont des fils ténus qui relient les gens à leur passé, à leurs ailleurs et à leur entourage. Ce sont autant
de petits bouts de mémoire fragile, en constante recomposition dans de nouveaux environnements et de nouvelles ritualités. Une grande partie de ces chansons ne trouve plus de place dans ces nouveaux contextes et tombent dans
l'oubli. L'acte de collecte est un prétexte pour aller à la rencontre des gens et partager avec eux un moment de poésie. C'est aussi prendre la mesure de l'environnement sonore et musical que l'on peut découvrir derrière les
murs d'immeubles et le bruit des moteurs. Une collecte de chansons demande de la patience. La plupart du temps, elle n'aboutit pas. Lorsqu'elle aboutit, l'émotion cède parfois la place à une sensation de vertige : la prise de conscience
de l'incroyable diversité des histoires que l'on côtoie sans s'en apercevoir, la richesse des mondes que nos voisins portent avec eux.